Depuis le numérique, on mitraille à tout va. Faire des albums, archiver et sauvegarder ses images est devenu une mission quasi impossible
Un article de Pascale Krémer à retrouver sur Le Monde du 2 mars 2018
En tête de sa liste des tâches prioritaires, Clotilde Novella inscrit chaque mois les mêmes mots : " Trier les photos. " Cinq
ans que cela dure. Cette quadragénaire tourangelle, pourtant aussi
organisée qu'une enseignante mère de trois enfants sait l'être, recule
devant l'obstacle. " Trop long ! Il y a mille fois plus de photos qu'avant… " Dans
le partage des rôles tacite, son compagnon mitraille, envoie aux
proches, stocke sur disques durs. Elle est en charge de la mémoire
familiale. Conceptrice officielle des albums photos. " Un poids, souffle-t-elle. Mon
aînée de 16 ans a les albums photos de ses dix premières années. Le
second de 7 ans, de ses trois premières années. La petite de 2 ans,
elle, n'a rien du tout. "
Submergés, encombrés, culpabilisés. Faire parler les Français de leurs photos de famille, c'est pénétrer dans le domaine des " faudrait que ", des bonnes résolutions non tenues et des inquiétudes larvées. C'est entendre le drame répété des " photos du petit dernier depuis sa naissance " brutalement perdues, de l'ex " parti avec l'ordi et tout ce qu'il y avait dedans ", du " CD sûrement illisible qu'on léguera en mourant, au lieu des albums ", du
téléphone volé, du disque dur cassé, de la mise à jour fatale. C'est se
perdre dans le débat ésotérique sur l'obsolescence des supports.
Shooter dans des boîtes à chaussures qui débordent de tirages en attente
d'un hypothétique album…
Même
les pros de l'album dépriment. Claire Mathijsen, psychologue parisienne
de 63 ans, en confectionnait depuis 1979. Des supports de mémoire, pour
elle. Des déclencheurs d'émotion. "
J'en ai toute une bibliothèque. Entre cinquante et cent albums, je ne
sais pas, bien alignés, apparence cuir, une couleur par année, avec
papier-calque, légendes calligraphiées. Mais en 2005, la catastrophe
numérique est arrivée. Comme tout le monde, j'accumule plein de photos
qu'on ne verra jamais, qui restent dans mon téléphone, sur mon
ordinateur, sur des clés USB, des cartes mémoire. " Son mari est venu à la rescousse, en a fait développer 500. Trop tard, trop fastidieux, Claire a perdu la foi. " Elles sont dans une boîte. "
Chaque
jour, 638 millions de clichés sont pris au smartphone en Europe de
l'Ouest (selon Futuresource Consulting). Soit autant ces trois dernières
années que depuis l'invention de la photographie. Pour les Français, la
moyenne est de 99 photos par mois, tous appareils de prise de vue
confondus. Avec le smartphone, l'image est devenue langage, et chaque
membre de la famille s'exprime. Dans cet amoncellement de clichés qui
encombrent la mémoire des ordinateurs, smartphones, tablettes et
appareils photo numériques, entre les doigts de pied sur fond de mer,
les selfies grimaçants, les coupes glacées à la chantilly, se glissent
les précieuses photos du bébé esquissant ses premiers pas. Un beau jour,
le bébé et l'eau du bain sont balancés, comme tout le reste, sur un
disque dur externe ou vers un quelconque " nuage " numérique de
sauvegarde. " On dépose sans trier ni donner de
sens, dans un fantasme de mémoire in-finie. Cela a un côté un peu
déversoir, cathartique, ça soulage transitoirement ", observent
Claudine Veuillet-Combier et Emmanuel Gratton, maîtres de conférences en
psychologie à l'université d'Angers et organisateurs d'un récent
colloque sur la famille en images.
L'impression
– son laborieux processus de collecte de toutes les productions
photographiques familiales, puis de sélection, de commande et de mise en
valeur – attendra (un mois d'août à la maison, le congé maternité, le
congé maladie pas trop méchant, la retraite…). Seuls 20 % des Français
impriment encore (systématiquement ou régulièrement) leurs photos, a
sondé OpinionWay fin 2017. Une chute accélérée depuis l'entrée dans la
décennie et la généralisation des smartphones. "
J'ai découvert que ma grand-mère de 92 ans prenait en photo avec son
petit appareil numérique les photos qu'on lui envoyait par SMS sur son
vieux téléphone à carte. Et qu'elle faisait développer ces clichés tout
pixelisés chez Auchan, culpabilise cette quinquagénaire mère de trois jeunes gens. Je lui en envoie par courrier, maintenant. " Il est temps : les trois étudiants portent encore leurs appareils dentaires sur le pêle-mêle mural de grand-mère Dédé.
Jamais
autant de photos n'ont été prises, jamais elles n'ont été aussi peu
-regardées. Les cadres numériques, où -elles défilaient au seul profit
du vase adjacent, sont remisés. Dans l'histoire de l'humanité, personne
n'a jamais cessé ses activités, séance tenante, pour s'en aller
-contempler des photos sur l'ordinateur. Faut-il être né au XXe siècle,
au temps vintage de l'argentique, pour -regretter l'album, les
après-midi hivernales au soleil des vacances d'enfance, les " Regarde comme il te ressemblait à 3 mois ! ", les
jupes qui raccourcissent, rallongent, raccourcissent, les coiffures qui
se cherchent, les clichés décollés pour le diaporama du mariage ?
Sans doute. Car convenons-en : la fin des albums est proche. " Avec leur côté linéaire, ils permettaient la narration de l'histoire familiale, rappelle la sociologue et photographe Irène Jonas. L'image
et ce qu'on nous avait raconté à son propos se mélangeaient pour faire
un souvenir. L'album était vérité et mensonge à la fois, puisqu'on
sélectionnait pour donner une représentation de la famille normée. " La
place de chacun, et même parfois quelques -secrets de famille, se
dévoilait sous la mince feuille de papier cristal, dans cette " enveloppe visuelle commune offrant des étayages identificatoires, l'inscription dans une filiation ", selon Claudine Veuillet-Combier. " Quand j'avais un appareil argentique, abonde Clotilde Novella, l'enseignante, je
faisais un album par an. J'adorais m'asseoir sur le canapé avec ma
fille aînée et raconter ces petites anecdotes qui ancrent dans une
famille. C'était bien, ne serait-ce que pour s'en détacher ensuite en
connaissance de cause ! "
Désormais,
les photos se par-tagent autrement. A peine prises, elles s'envoient
par SMS, par mail, elles paradent sur les réseaux sociaux. Elles
s'af-fichent sur Instagram, sur Facebook – dans le meilleur des cas
paramétrés pour un usage privé. Elles font une apparition fugace sur le
fil familial Snapchat. Elles sont conservées, gérées, diffusées aux
membres de plus en plus dispersés de la famille par le biais des
plates-formes de stockage, qui ont le mérite de la gratuité en cas
d'usage limité : Flickr, Dropbox, Google Photos, Joomeo… Ou encore
Lifecake, le réseau privé et sécurisé de photos et vidéos de famille
créé en 2012 par Canon, qui compte déjà 2 millions d'utilisateurs.
"
La photo sert moins à garder une mémoire, davantage à partager ce que
l'on vit. Nous avons moins besoin de cette représentation sociale de la
famille qu'était l'album, parce que nous posons en permanence des traces
de tous nos événements de vie, partagées en temps réel ", commente
la psychanalyste et psychothérapeute Christine Ulivucci, qui manie à
l'occasion les photos avec ses patients. Le sociologue de la famille
François de Singly est de ceux qui, en cas d'incendie, sauveraient
d'abord les albums photos. " Pourtant, depuis 2000 environ, j'ai arrêté de regarder ces albums avec mes petits-enfants ", réalise-t-il, constatant " la disparition d'un rituel, d'une logique de transmission explicite ". Sans nostalgie aucune. "
Ce n'est pas tout ou rien. Les supports de la relation familiale se
sont diversifiés, avec beaucoup d'écrits, d'échanges de photos. La
mémoire familiale, celle qui renvoie aux souvenirs de famille, est aussi
pleine qu'avant. "
L'album
est mort ? Pas le partage ni l'impression. Si l'on ne colle plus les 10
× 15 cm sur pages cartonnées auto-adhésives, on commande dans le métro
le livre du séjour à New York ou des 18 ans de l'aînée en quelques
clics depuis la galerie d'images du smartphone. On se fait livrer de
jolies boîtes (dites " box ") pleines de
photos au format Polaroid, qu'il est possible de légender, d'accrocher à
la pince à linge sur un fil, en décoration. Et encore des calendriers,
tasses, T-shirts, posters, tableaux, magnets, coques de téléphone ou
tout autre ustensile sur lequel il n'est pas trop incongru d'apposer la
tête hilare de son rejeton. Tout récemment, les mini-imprimantes
connectées aux smartphones et les appareils photo instantanés ont fait
les beaux jours de Canon, Fujifilm et Polaroid.
Pour
tenter de relancer le marché de l'impression, les entreprises jouent
des inquiétudes larvées que génère le stockage immatériel. " Nous ne sommes jamais à l'abri d'une perte de données ", de " tous ces moments qui comptent plus que tout pour nous ", lit-on
sur le site d'impression Photoweb. Qu'on l'admette : pour la
tranquillité d'esprit, les deux ordinateurs, le disque dur central,
l'abonnement à un service en ligne et la clé USB à la banque ne vaudront
jamais une bonne boîte de photos au bas de l'armoire. " On cherche à parler au chief memory officer de la famille, celui qui porte l'angoisse, la charge mentale, pour le convaincre qu'on va l'aider ", explique
Laurence Courtinat-Vernon, directrice en France de Cewe, géant allemand
du tirage photo en ligne. Elle le regretterait presque : " Il n'y a pas encore eu suffisamment d'expériences de crash " pour montrer que seule l'impression " évite la disparition dans la jungle numérique ". Et
de citer cette étude maison pleine de promesses : 28 % des moins de 35
ans (contre 14 % des plus de 50 ans) et un tiers des parents d'enfants
de moins de 18 ans impriment encore leurs photos d'une façon ou d'une
autre. D'où un toujours solide marché de l'impression, en France, de 400
millions d'euros, en croissance de 3 % l'an.
Si
les tirages argentiques, comme les tirages numériques commandés par
ordinateur, patinent sérieusement, les impressions dans les bornes de
développement, petit plaisir d'après les courses à l'hypermarché, et
surtout celles réalisées grâce aux applications mobiles, s'envolent.
Best-seller : le livre photos. Celui dont la famille est le héros. 116
millions d'euros à lui seul, sur les 400 millions d'euros du marché
français. En 2017, Cewe a fabriqué près de 4 millions d'exemp-laires
en France de ce cadeau parfait, -signe d'investissement personnel,
tellement plus touchant qu'un parfum acheté au vol au sortir du bureau.
" On imprime moins, mais sur des produits plus chers ", résume
Antoine Le Conte, cofondateur de l'application de tirages Cheerz. Avec
le foisonnement de ces applis (Lalalab, Cewe, FreePrints, Photobox,
Clicher…) vient la course à l'innovation. Sur quoi diable n'a-t-on eu
encore l'idée d'imprimer, le plus facilement et rapidement possible ? " Nous ne sommes pas au bout de la personnalisation, promet Mme Courtinat-Vernon. On
imprimera une photo sur la valise pour la reconnaître sur le tapis
roulant. Nous inclurons la vidéo grâce à des codes QR dans les livres
photos. On peut même -envisager de livrer un casque avec le livre pour
s'immerger dans les photos en -réalité virtuelle… "
Pour
tous ceux qui ont passé moins de temps cet été au Portugal qu'à tenter,
au retour, d'éditer en ligne le livre des vacances, un espoir se
dessine : sur les plates-formes de stockage et d'impression, les
algorithmes aident, et aideront toujours davantage, à sélectionner le
bon cliché parmi les dix pris dans l'euphorie du moment. Un mot-clé, un
nom, une date ou un lieu, et le tri s'effectue automatiquement. Fin
d'angoisse pour les parents historiens de leur progéniture, imagine
Irène Jonas : " Une recherche, et l'on aura toutes les évolutions de la personne au fil du temps, comme dans les albums. "
A l'heure du café, il faudra juste asseoir les copains devant l'ordi.
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